Le recyclage

Le recyclage

 

Ivoire d’histoire nouvelle aux mondes qui nous entourent et qui nous insèrent, lorsque pour certains ils ne les engloutissent. Local le troupeau se meut, sortant du réseau interurbain, le pas cadencé, pesant sous l’effort des tâches à venir, pour les unes répétitives, pour les autres fixées dans les limites spartiates de pouvoirs régulés. Ici toutes les configurations de la société se présentent, brebis et moutons incapables de vivre sans les béquilles du journal gratuit qui jour après jour les conditionne, où les oreilles vrillées par des écouteurs pour écouter les inepties musicales de ce temps charriant ses mélodies et ses chansons culpabilisantes, destructrices, emberlificotées dans des larmeries de ce que l’on appelle aujourd’hui l’amour, la masturbation du caoutchouc.

Vêture, tout un chacun est expression, ici pas de talent, pas d’individualité, le costume et la cravate, la robe et quelques émois dans des coupes de cheveux sorties des mains d’un coiffeur atteint de démence précoce. Les races se mêlent, usines à gaz d’un mondialisme enlevé à pas forcé pour complaire à la mode de l’impermanence, du futile, de cette poudre aux yeux dont la clientèle perçoit le drame, illisibilité des mails, des courriers, gratuité sans vergogne de langues parlées sur le vocabulaire ignoré, la grammaire obviée.

Qu’importe tout cela, l’important est de voir à quel stade est rendue cette léthargie devenue des employés qui se dirigent vers la société qui les emploie. Le spectateur regarde tout ce microcosme du peuple qui s’avance, ce pourrait être hilarant, cela ne l’est pas, les films "les temps modernes" ou bien "métropolis" sont d’une actualité brûlante. Les visages ici n’expriment plus rien, les corps sont liés à ce pavlovisme extrême qui les porte vers les plateaux du bonheur où chacun dans sa case œuvrera, souris en main, droite ou gauche, l’œil rivé sur un écran, un dossier ou un courrier devant soi, sous le regard de hiérarchies dont la vulnérabilité amplifie la démesure cacochyme.

Règne de ce microcosme la télésurveillance est présente partout, reconnaissance implicite de la suprématie du pouvoir, qui, alliée au contrôle d’accès, marginalise encore plus l’individu, qui désormais tel le rat de laboratoire, n’a plus qu’à suivre son trajet afin de travailler, se restaurer et quitter l’environnement dans lequel s’écoule sa journée. On peut très bien ne pas disconvenir de télémesures nécessaires à la mise en sécurité d’un site, toutefois il conviendrait qu’elles soient plus discrètes afin de ne pas créer un climat de surveillance à perpétuité.

Ici, son acceptation devient coordonnée commune à l’armée qui se dirige vers son poste d’élection, norme consentie, applaudie, voyant les individualités qui, après avoir été atonisées par les nouvelles gratuites de la propagande d’état pendant leur trajet, se fondre dans la dépersonnalisation la plus perverse. Et c’est à qui se prostituera le plus pour complaire, l’honneur n’ayant ici pas sa place, seules les grimaces de l’ignorance et de l’acquiescement étant les bienvenues. Cela renforce les pouvoirs des petits chefs qui, plus ils sont petits, sont méprisants, arrogants, hypocrites.

Que voilà une belle masse prête à tout dans sa dépendance ! Car que personne ne se leurre, rentrant chez elle, elle s’inscrit dans la médiocrité télévisuelle, des actualités rédigées pour les idiots congénitaux, un mélange de propagande national socialiste et de propagande communiste dont la destinée est de faire accroire, de faire peur, de réduire à la terreur afin que pas un cheveu ne vole au vent, que le gruau une fois après s’être délecté des émissions toujours devisées en dessous de la ceinture, s’endorme sur l’inanité, le désuet, la débilité.

Alors se pose la question judicieuse pour tout un chacun cherchant à rentabiliser cette débilité ? Pourquoi donc se priver de le lobotomiser plus encore afin de n’avoir en face de soi que des esclaves soumis ? En essayant de s’approprier ce qui reste de son énergie au profit de la matrice le faisant travailler, lui permettant de se nourrir, de se vêtir ! L’idée souveraine de lui inclure, post-dermique, une puce électronique n’est pas neuve, guère agréée, mais un casque, des écouteurs ! Les beaux écouteurs qui synthétisent la crasse universelle, le pourrissement du cerveau, l’atonie triomphante par les ondes nocives qu’ils émettent !

Oui, il faut les remplacer par les écouteurs de la matrice et plus encore par une télévision matricielle qui permettra à tout le personnel de travailler bien plus que des horaires normaux mais bien vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures ! Hum ! C’est décidé, et là se distribuent ces écouteurs, marqués au nom de l’individu aux portes matricielles, distribués par de jeunes gens souriant de races mêlées, le jeu l’emporte sur la raison, et tout un chacun désormais de porter ces écouteurs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour complaire !

Nous y voici, 1984 est totalement obsolète ! La matrice a dépassé tout ce que les gouvernements pouvaient imaginer. Regardez donc cet employé modèle, qui désormais écoute la bonne parole et regarde la bonne image, regardez le fond de son regard vide, épousant un logo comme un rat un fromage. N’est-il pas désormais en sécurité ? N’est-il pas maintenant inscrit dans la roue du profit de l’actionnariat, écoutant mots d’ordre, suivant les bonnes maximes, regardant les projections de l’avenir flamboyant ? N’y a-t-il pas là l’image du bonheur accompli, voyant l’être se dissoudre dans le magma, prêt désormais à accepter récompenses et coups de fouet afin de se parfaire dans le limon qui ordonne, chien bien dressé qui applaudit quand il faut applaudir, se tait lorsqu’il faut se taire, minuscule homoncule, sous-humain devenu qui dans l’échelle du singe est considérablement en dessous du niveau du dit singe qui lui est libre de se mouvoir et de penser.

Cela ne peut suffire et certains désormais pensent qu’il faut aller plus loin, le traiter comme une denrée économique qui ayant bien servi doit être recyclée ! Les chantres de cette apothéose sont là à imaginer sa destinée. Écoutez-les : "une seule impulsion et hop ! L’euthanasie garantie ! N’est-ce pas là le meilleur modèle économique, plus de retraites ! Mais encore en cas de maladies chroniques, plus de malades ! Des disparitions bien saines à mettre sur le compte de la santé d’autrui ! La culpabilisation, voici l’arme absolue ! Et bien entendu en cas de baisse de productivité, des électrochocs gradués !

Et pour finaliser le recyclage de l’individu, de ses organes, de son sang, avec un beau marché en perspective ! Oui, je vous le dis, le casque, ce sera l’arme majeure de nos économies ! Et nous pourrions bien entendu étendre cela dès le berceau, quel paradis !". Que croyez-vous qu’il fut fait ? Bien entendu, par législation appropriée, le pire qui se fut dit.

Voilà ce que nous entendîmes un soir d’hiver alors que la neige tombait et que l’on commençait à nous distribuer des casques, prémisses à l’ordonnance de notre asservissement total, sans que quiconque n’élève la voix, sans que personne ne dise quoi que ce soit, si tellement déjà demandeur de sa nécrose, de sa déshumanisation, de sa stérilité mentale, pour le profit de la sainte matrice providentielle.

Tiens nous sommes allés à la cantine et là on nous a servi un nouveau plat, il s’appelait Mathilde ou Pierre, des anciens collègues dont l’un était malade et l’autre proche de la retraite, je crois, et toutes et tous de se servir, sachant que demain elles et ils n’auraient pas à se soucier de leur vieillesse. Le recyclage, vous dis-je…

© Vincent Thierry